‘C’est dans l’absence d’espoir que la lueur du soleil nous manque le plus. J’ai fermé les yeux en espérant les ouvrir dans la mort, mais je me suis trouvée dans un endroit éclatant aux murs trop blancs : l’espérance n’existe plus, la lumière vacille. Je suis tombée si bas maintenant que mes rêves me rappellent perpétuellement mon angoisse, me retirant mon unique possibilité de repos.’ - Rekka
- Je vais bien.
- Alors pourquoi je ne te crois pas ?
Tu ne vas pas bien, c’est juste que tu ne veux pas l’admettre, mais je ne veux pas que tu me mentes. Je saurais toujours quand tu me mens. Je ne suis pas les autres, Rekka, je ne vais pas te croire bêtement parce que tu me dis que tout va bien.
Elle relit encore et encore la discussion, le dernier message, auquel elle n’a pas répondu et ne désire pas répondre. Rekka a passé des années de sa vie à prétendre que tout allait bien, qu’elle était heureuse, que la vie suivait son cours sans faire le moindre dégât, alors elle ne voit pas comment cette inconnue, cette pure étrangère, peut se permettre de débarquer ainsi et tout dégrader. Il lui faut prétendre. À l’instant où elle accepterait de ne plus prétendre, tout irait en se dégradant, elle le sent bien. Elle lève la tête de sa tablette quand sa petite sœur, Lylie, entre dans sa chambre avec l’énergie d’une enfant de sept ans. Les cheveux de Lylie lui tombent dans son visage, ce qui provoque un sourire attendri chez l’adolescente encore assise dans son lit défait. Rekka partage sa chambre avec sa petite sœur depuis qu’ils sont arrivés dans cet appartement, soit depuis exactement trois ans, mais ça ne la dérange pas tant que ça. Oh, évidemment, comme toute adolescente sans doute, Rekka rêve d’une chambre rien qu’à elle pour obtenir une intimité qu’elle n’a actuellement point. Une chambre qui lui permettrait d’avoir son sanctuaire, un plus grand sanctuaire parce qu’en ce moment, celui-ci n’était qu’un pauvre lit.
Ensuite, sa propre chambre, sans personne avec qui la partager, lui fournirait une sécurité, apaiserait son angoisse quant à ses secrets. Après tout, il ne faut absolument pas que sa mère vienne à savoir ce que son adolescente trafique dans son dos. Il y aurait des répercussions que Rekka n’était pas prête à encaisser, alors oui, il lui faut impérativement faire bien attention pour ne pas laisser d’indices s’échapper. C’est vital, après tout, essentiel et vital. Un éclat de voix arrache Rekka à ses pensées et elle observe alors sa sœur qui joue avec des figurines d’animaux, silencieuse. L’insouciance et le débordement d’énergie Lylie fait chaud au cœur, mais l’inquiétude ternit ce petit moment d’apaisement. Rekka se demande si cette petite chose fragile et innocente vivrait des moments aussi durs qu’elle, elle pouvait le vivre. Est-ce que Lylie finirait par devoir livrer un combat à chaque instant ? Mais surtout, est-ce que l’admiration de cette enfant envers sa grande sœur pourrait la mener beaucoup trop loin, beaucoup trop profondément ? Rekka en tremble même de peur, d’appréhension et elle aimerait bien pouvoir effacer les étincelles qui brillent dans les yeux de Lylie chaque fois que celle-ci la regarde.
Elle n’était pas un modèle, elle n’était pas admirable.
Rekka s’étire quelques secondes avant de se lever sans accorder de regards à la petite qui joue, sortant de la chambre quelque peu en désordre et se dirigeant vers les toilettes. Elle ferme la porte, la verrouille même, et se plante devant le miroir, s’observant sous toutes les coutures avec un sourire déformé sur son visage. Vous savez, ce sourire qui dit « je souris pour dire que tout va bien alors qu’en fait, la tempête se déchaîne dans mon corps », oui, ce sourire fade et sans vie. Le miroir lui renvoie son reflet, le reflet d’une fille aux cheveux bruns, presque roux, mais aussi étrangement foncés, presque noirs. La vitre lui renvoie le reflet d’une adolescente aux cheveux en bataille, aux yeux injectés de sang, contrastant avec ses iris marrons dorés, à la peau si pâle qu’on la confondrait avec une feuille de papier, mais il ne renvoie pas la détresse intérieure qui tord l’estomac de Rekka. C’est dérisoire, après tout, éphémère, disent les adultes. Crise d’adolescence, parce que les adolescents se cherchent toujours, alors pourquoi Rekka a-t-elle l’impression si désagréable que quelque chose de profondément enfoui en elle depuis tant d’années la tire vers le bas ? Ce n’est pas une passe, ce n’est surtout pas aussi passager qu’on le prétend.
Quelque chose tisse sa toile en elle.
Mais elle ne peut tout simplement pas en parler. Les minutes s’écoulent, elle est toujours dans la salle de bain, à se dévisager et rêver d’un autre corps, d’une autre personne. Ses bras brûlent et démangent, mais elle se retient de gratter. Elle y reste jusqu’à ce que des perles salées s’invitent sur ses joues pour les creuser, mouillant les cernes en les faisant ressortir pour achever leur course sur le comptoir trop blanc, trop impeccable. Seulement à ce moment, elle sort de cette pièce cauchemardesque, essuyant ses yeux avant de prendre le chemin du salon. Un étrange bourdonnement écrase sa tête et elle prend sur elle pour ne pas se plaquer violemment les mains sur ses oreilles : on ne la comprendrait pas et elle ne désire absolument pas s’expliquer. Trop compliqué de s’expliquer clairement de façon à ce qu’on puisse saisir chacun de ses mots et elle ne tente point que les autres puissent percuter, percevoir cette intense détresse intérieure. Arrivée dans la cuisinette, juste devant le salon, elle ouvre le réfrigérateur et observe longuement la nourriture qu’il y a, pour s’y faire un petit bol de céréale. L’estomac noué, elle ne peut rien avaler.
« Hey la sœur ! »
Rekka sursaute brusquement quand la voix de son grand frère la retire de son monde secret. Il aime bien faire ça, ce grand frère aux cheveux courts et bruns : il aime bien arriver comme ça sans faire de bruit pour les faire sursauter. Il n’est pas méchant, juste taquin, même s’il l’énerve parfois. Tout particulièrement lorsqu’il s’agit de l’ordinateur.
« Hey le grand ! réplique-t-elle, le sourire aux lèvres.
- Je t’ai fais sursauter ? demande-t-il alors, le regard rieur.
- Pas du tout ! nie-t-elle vivement.
- Menteuse !»
Tous deux éclatent de rire. Ce sont leurs échanges et personne ne pourrait le leur retirer. Pour Rekka, ce sont également de petites accalmies dans la tempête régnant en elle. Alors elle en profite à chaque fois pour ne pas les laisser lui échapper. Rire, sourire, profiter des instants présents, ce sont les meilleurs remèdes, mais parfois, les antidotes se révèlent empoisonnées. Elle regarde son grand frère, grand, élancé, pouvant intéresser les femmes, mais n’étant pas intéressé par elles. Il manque un peu de masse musculaire, mais s’il commençait à s’entraîner, cela irait en s’arrangeant. Il ne semble toutefois pas charmé par l’idée d'acquérir des muscles. Tant pis pour lui. Ça lui viendra en grandissant, voilà tout.
« Tu manges encore ? lance Rekka à son frère.
- Toujours ! Tu m’connais pas ?
- Roh, ça va, la ferme. »
Un regard attendri. Des sourires complices et derrière, des tourments insondables causés par les non-dits, par les secrets dissimulés. Est-ce que ce grand frère un peu paresseux, qui parle beaucoup, mais qui semble par-dessus tout déterminé à vivre avec entrain, peut cacher quoi que ce soit ? Rekka suppose que la réponse est affirmative. Est-ce réellement possible qu’un être humain n’ait pas une pensée tue, une idée ou autre qui ne serait jamais révélé au monde ? Ça lui semble tout à fait impossible. Chaque être a son jardin secret, et ce jardin est interdit au public sous peine d’une morte foudroyante et certaine. Elle entend encore son frère qui parle, mais elle ne comprend pas, elle ne comprend plus rien, son esprit s’emmêle dans ses pensées qui deviennent accélérées et elle n’a qu’une envie : fuir pour ne plus jamais revenir. Elle ressent une urgence qui n’en finit plus, ressentiment qui grandit en elle et vient l’étouffer alors qu’elle affiche un sourire radieux, comme celui du plus beau jour d’été. Les mensonges ternissent encore plus son âme, elle en vient même à se demander comment on peut feindre une joie rayonnante alors qu’on se fane.
En un coup de vent, elle se volatilise de l’espace familiale pour se renfermer dans sa chambre. Rekka sait que sa petite sœur ne viendra pas tout de suite, cette dernière est partie rejoindre sa mère et son frère dans le salon quand Rekka se trouvait dans la cuisine. Calye, la plus petite de la famille, aime regarder leur frère jouer à l’ordinateur, ça l’amuse sans que Rekka ne puisse comprendre pourquoi. Ça ne la regarde pas, après tout. Elle se laisse tomber sur le sol, là où les jouets ne traînent pas, se faisant mal au genoux droit au passage. Un soupir torturé glisse entre ses lèvres. Elle se retient de pleurer sans la moindre raison apparente, seulement parce que ce vide lui pèse et rend sa respiration douloureuse, sifflante. Son regard glisse sur son poignet, sa veste s’étant relevée. De petits traits sinueux détonnent sur la pâleur de la peau de l’adolescente. Le rouge semble vif, alors que les blessures ne sont pas récentes. Elle cache les marques et se relève, s’installant machinalement sur son lit et posant sa main sur la tablette. Malgré ses mains tremblantes, elle parvient à composer le code et ouvrir Facebook. La discussion avec Mélinda s’affiche immédiatement. Rekka prend alors une grande inspiration, profonde, et lui envoie un message.
Peu importe à quel point la jeune fille se sent perdue, menacée par le fait que Mélinda, pure étrangère, comprenne et sache sans même qu’on lui dise quoi que ce soit, Rekka ressent un puissant besoin. Un besoin effrayant, encore plus que sa correspondante, mais cette sensation ne déplaît pas forcément l’adolescente qui accepte peu à peu la situation. Elle déteste toujours autant l’acharnement de Mélinda, la façon que cette dernière a de toujours dire ce que Rekka ne veut pas entendre, ni même lire. Elle déteste toujours autant voir des messages le matin. Pas n’importe quel message. Mélinda est particulière. Sa façon de parler à Rekka l’est aussi. Mais l’adolescente hait cette façon qu’a Mélinda de lire en elle comme si elle n’était rien de plus qu’un pauvre petit livre ouvert, livre à la couverture déchirée.
Pourtant… Elle ne pouvait pas s’empêcher de vouloir lui parler.