Prends garde à ma mauvaise humeur (pv Rhyolite)

Le soleil dessine une ligne rouge à l’horizon.


Puis elle s’en va, un peu comme elle est arrivée. Rhyolite compare les teintes, les couleurs qui se superposent dans le ciel, qui se succèdent, passant d’indigo à bleu ciel, en passant par des milliers de nuances profondes, presque noires, jusqu’au rouge. Rhyolite est en recherche constante d’une nouvelle couleur ; chaque jour il se lève avec cette même détermination et il observe le ciel, il le scrute en quête de cette couleur qu’il rate sans cesse. Il est certain, persuadé qu’il rate cette couleur. Il ne peut que plisser des yeux lorsque le soleil atteint son paroxysme lumineux, se découpant, en un mélange de rouge, orange et jaune qui fait de l’astre de feu toute sa splendeur. Il ne peut l’observer en face, finit toujours par détourner le regard sans avoir pu ne serait-ce qu’apercevoir cette teinte nouvelle.
Cette frustration est présente aujourd’hui, tandis qu’il se promène dans la forêt. Il a choisi la forêt avec soin ; il aurait pu aller en ville, dans la lande ou près de la rivière, en bref, n’importe où ailleurs. Il aurait pu rester près de son jardin, également ; bien qu’il n’eût aucun intérêt à le faire, ayant pris pour habitude de se promener des heures durant.


Sans avoir eu le temps de prolonger le fil de ses pensées, Rhyolite sent une autre présence féline, et il s’interrompt le temps de vérifier qu’il n’y a pas de danger. On ne sait jamais, peut-être vaut-il mieux fuir devant l’adversité, quitte à perdre une dignité, plutôt que perdre la vie. Certaines choses sont plus précieuses que d’autres, tout simplement, et il faut savoir réfléchir pour déterminer lesquelles.


“Bonjour mon beau chat, qui es-tu ?”


Un regard de glace affrontant le regard de braise du domestique. On dit que le feu fait fondre la glace ; mais ensuite, l’eau ne doit-elle pas éteindre le feu ? La question n’est pas importante, Rhyolite ne s’attarde plus sur la question des yeux de la femelle et s’attarde sur le sens de ses paroles. Faut-il entrer dans un jeu pervers et sans aucun doute malsain ? Certainement pas. Pourtant le mâle gris tacheté de roux décide de répondre.


“Bonjour, chère. On m’appelle Rhyolite. Et toi donc ?”


De la politesse, de la distance et de la froideur. Rhyolite n’a nullement besoin de mettre autre chose dans ses propos, lui ne joue pas, il répond simplement. Sa voix légèrement éraillée avait certainement besoin de s’échauffer un peu. Parler est inutile. Rhyolite ne parle que rarement, et il choisit généralement ses mots avec soin. Difficile de l’approcher et d’avoir une réelle conversation avec lui. Néanmoins, rien n’est impossible.

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“Je me nomme Cœur Sanglant. Que fais-tu là mon minet ? Tu es perdu dans la forêt ?”


Rhyolite n’apprécie guère le ton employé par la femelle. Une chatte de Clan, sans aucun doute. Le domestique en a déjà vu, il y a maintenant des lunes. Il évitait la forêt le plus possible, avant… Ces derniers temps. Les cicatrices commencent à peine à cicatriser, il n’est pas encore prêt à tourner la page. Il lui faut du temps, beaucoup de temps, et il vient à manquer rapidement, si l’on ne fait pas attention à sa consommation. Ça part vite, et c’est impossible d’en retrouver. Rhyolite pourrait passer du temps à méditer sur ce sujet ; mais cela paraît trop paradoxal, car il ne ferait que perdre son temps à songer aux conséquences du manque de temps. Ainsi, il préfère laisser cette idée saugrenue de côté pour se concentrer sur d’autres sujets plus intéressants à son goût, tels la mort et la liberté.
Le félin gris et roux pourrait répondre sèchement. Seulement, la femelle commence à tourner autour de lui, comme si elle voyait une proie dans son regard de braise qui ne reflète que le néant d’une vie oubliée. Et la chatte crème fait rouler ses muscles sous son pelage. Ses yeux bleu glace transpercent le domestique, et il ne voit plus une chatte de Clan. Il la revoit elle. Rien n’existe plus.
Ce n’est plus Coeur Sanglant. C’est elle.


“Je me promène. Et toi, ma jolie ? C’est dangereux, les sous-bois, lorsqu’on est seule.”


Presque inconsciemment, Rhyolite se redresse. Il n’a pas l’air effrayé. Rien ne peut arriver de pire que ce qu’il a déjà vécu, et sa peur n’a pas de limite. Il a peur de tout, de rien, il est prêt à tout et la mort est certainement la seule chose qui ne l’angoisse point ; se retrouver face à elle, en revanche, lui fait faire un bond dans le passé. Trente lunes en arrière.
Trente lunes où il n’a rien fait que regretter. Mais s’il n’y a plus de regret ni de nostalgie, que reste-t-il à Rhyolite, qui n’avait déjà pas grand chose ? Quelques pensées, sans doute. Cela devrait suffire à ne pas sombrer.

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Les prédateurs ne semblent guère dangereux aux yeux de Rhyolite ; ou bien n’a-t-il pas conscience des menaces qu’ils représentent pour sa vie. À moins qu’il se fiche de sa vie, tout simplement. L’attitude hautaine de la guerrière de Clan l’exaspère tout comme elle l’exaspérait également, il y a de cela de nombreuses lunes. Il avait tellement envie de lui découper l’oreille pour lui faire comprendre. À présent Rhyolite a changé et il ne s’énerve plus. Le calme et le désespoir ont envahi son être, et aussi paradoxal que cela puisse paraître, le mâle bicolore est animé par une tempête qui tourbillonne en lui, à chaque instant. Une tornade puissante qui a anéanti toute sa rage. Comme si à l’intérieur de lui ne règne plus qu’un désert balayé par le vent, où les pensées sont les seules à s’agiter avec un semblant de cohérence.
Elle se rapproche et le domestique déteste cette présence. S’il n’avait pas eu peur, s’il ne l’avait pas vue elle à la place de la guerrière crème, il aurait sans doute feulé avant de s’en aller. Sauf qu’il ne peut plus esquisser ne serait-ce qu’un mouvement. Il est pétrifié, il fixe la chatte dans les yeux. Ses yeux bleus.
Elle aussi avait les yeux bleus.
Elle était la seule qui pouvait éteindre le feu qui brûlait ses entrailles et son regard de braise.


“Non. Je n’y ai pas pensé. En revanche, j’ai pensé au fait que la peur n’a pas de limite, contrairement à la souffrance ; ne pas avoir peur de la souffrance et de la mort font disparaître les limites. Je n’ai pas peur de mourir.”


Et Rhyolite la toise comme s’il la toisait elle. Il ne voit toujours pas Coeur Sanglant et la femelle qu’il observe avec cette envie de vomir, ce coeur qui bat un peu trop vite, lui font revenir des souvenirs qu’il aurait préféré ignorer. La tempête qui souffle dans son coeur le retourne de l’intérieur. Une souffrance l’envahit, il songe qu’il aurait de loin préféré croiser un renard ou un blaireau plutôt que cette chatte au pelage crème et brun. Il songe qu’il préfère la souffrance physique car il peut choisir de ne pas la ressentir. Il la subit, il peut choisir de ne pas souffrir moralement même si son corps se détruit.
Tandis que cette souffrance est incontrôlable.
Tandis que cette souffrance lui fait revenir ces souvenirs et qu’il ne parvient pas à les bloquer, il ne choisit plus de souffrir ou non, il n’a plus le choix. Cette souffrance entrave sa liberté car il n’est plus libre de son choix.
Rhyolite plaque ses oreilles en arrière et fixe le regard bleu.


Elle avait les yeux bleus telle la rivière. Elle avait le pouvoir d’éteindre le feu qui brûlait ses entrailles d’un simple regard.

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Mais sa rivière s’est asséchée et ses yeux se sont clos. Le feu ne peut plus s’éteindre car sa rivière n’est plus.


Elle ne tuera pas Rhyolite car il n’y a aucun intérêt à le tuer. Il faudrait pour cela une raison, et il n’y a aucune raison de tuer un parfait inconnu qui restera certainement un inconnu à jamais. Mais les chats de Clans sont différents des valeurs que le domestique s’est créé. Rhyolite ne bouge toujours pas ; il n’a aucune raison de le faire, ses pensées sont confuses et se mélangent dans son esprit. Les souvenirs affluent, son corps le brûle de l’intérieur.
Inspirer. Expirer.
Respirer.
Son coeur bat toujours dans son poitrail. Son coeur à lui bat encore, brûle, et tous ses organes flambent. Il fixe le sol et la tête lui tourne ; à moins que ce ne soit réellement la terre meuble et brune qui tangue ? Rien n’est stable autour de lui, même les arbres semblent se moquer de lui, s’avançant et reculant. Et elle. Elle lui donne le tourni, elle le frôle, le touche, ce contact l’empêche de se concentrer.
Inspirer. Expirer. Expirer.


“C’est de moi que j’ai peur.”


Si jolie. Rhyolite pourrait facilement se noyer dans les yeux de la belle chatte. Il pourrait presser son pelage gris tacheté de roux contre celui de la féline crème. Il pourrait fermer les yeux et laisser le feu envahir son être. Il pourrait aussi résister. Il résiste, il continue à fixer le sol, il continue à essayer de respirer. Ce n’est pas si compliqué. Il ne faut pas avoir peur, il faut relever les yeux et affronter. Rhyolite n’est pas sans l’ignorer, seulement les actes demandent du courage tandis que les mots font preuve de lâcheté ; respecter ses paroles est un mérite. La douleur que les flammes causent en léchant ses organes n’est plus supportable. Il faut relever la tête.
Il faut inspirer, expirer.
Relever la tête pour croiser ce regard bleu. Sentir son coeur battre plus fort, et le bien-être l’envahir.


Et Rhyolite croise le regard bleu de la chatte. Et Rhyolite contemple un instant, juste le temps de sentir le feu qui brûle ses entrailles s’éteindre d’un simple regard.

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