“La vie est un mystère qu'il faut vivre, et non un problème à résoudre.” | Étoile de Neige

Dans la main d'un ami, il faut déposer sa confiance ;
dans son âme, sa compréhension ;
sur ses lèvres, son sourire ;
devant ses yeux, une rose ;
près de lui, sa présence et son aide ;
et dans son cœur, le bonheur de son amitié.

(Anonyme)

Elle courait. Le duvet blanc et émaillé qui recouvrait le sol ralentissait lui donnait l’impression de s’enliser un peu plus à chaque foulée ; craquant sous ses pas, il attaquait sa peau avec des milliers d’aiguilles gelées, plus sordide encore que des sables mouvants.

Les Rochers du Soleil projetaient des ombres inquiétantes, tels des mastodontes prêts à l’écraser. Elle entendait le cours d’eau bouillir de l’autre côté ; et, lorsqu’elle l’atteignit, le courant giclait contre le rivage, d’un noir impénétrable et gluant. Saisie d’effroi, elle jeta un regard paniqué autour d’elle. La pierre luisait comme de la nacre ; tout à coup elle se liquéfia, formant un kaléidoscope de gris, ondulant de manière anarchique, où mille reflets de félins dansaient, certains apeurés, d’autres fous de colère, et les visages tournoyaient sans cesse, lui renvoyant des échos stridents et indéchiffrables, et ils se moquaient d’elle, feulaient, criaient, tentaient de la toucher sans jamais dépasser de leur frontière, juraient, crachaient, éructaient, pleuraient, jubilaient…

Taisez-vous !

Nébuleuse Symphonie se réveilla en sursaut.

La sueur dégoulinait le long de son échine, en provenance de sa nuque, et elle sentait son cœur tambouriner à ses tympans. La guerrière s’évertua à discipliner son pelage pour chasser les dernières bribes de son cauchemar et cesser de frémir. Il lui semblât que tous ses sens furent en alerte, car elle distinguait le chant lointain d’un oiseau, au-dehors. Elle s’extirpa avec précaution de son nid, veillant à ne déranger personne, et émergea dans le camp. Une bourrasque glaciale cingla son museau et agita ses moustaches, comme pour lui confirmer qu’elle était bien dans la réalité. Il avait encore neigé pendant la nuit, et ses coussinets s’enfonçaient mollement dans la poudreuse, qui prenait la marque de leur passage.

Nébuleuse Symphonie traversa la clairière et se joignit à un groupe matinal, sans doute désigné pour la patrouille. Elle fut étonnée de voir Étoile de Neige sortir de son antre. Elle ne s’était pas faite une critique avérée de la meneuse ; elle la connaissait encore moins à son âge de lieutenante. Elle se contenta d’incliner la tête lorsqu’elle gagna le groupuscule.

« Bonjour, bien dormi ? J'espère que vous avez pris des forces. Aujourd'hui nous allons à la rivière... Un guerrier m'a annonçait que l'eau avait un goût étrange... »

Nébuleuse Symphonie répondit vaguement à son salut, étonnée que la meneuse lui prête attention.

Bah, elle le fait sans doute par politesse, songea-t-elle.

Elle avait entendu parler de cette histoire d’eau polluée, qu’elle avait fichée à l’état de simple rumeur sans fondements ; peut-être s’était-elle trompée – du moins l’espérait-elle. Car sinon, comment ferait le Clan pour survivre au rude hiver ? La nourriture se raréfiait déjà, les proies se terrant dans leurs terriers. Les débusquer n’était pas toujours une partie de plaisir.

La guerrière se mit en marche sans manifester un enthousiasme débordant. Elle était accaparée par ses pensées, et surtout par ce cauchemar qui semblait s’accrocher à elle comme une tique. A bien y réfléchir, il ne lui était pas si étranger. Petite, elle ressentait des émotions semblables à ce qui l’avait frappée dans les limbes de son sommeil. Mais alors pourquoi, par ses ancêtres, fallait-il qu’il ressurgît à ce moment précis de son existence ? Où, enfin, elle pensait avoir trouvé la sérénité, le confort et la paix qu’elle désirait depuis le décès de sa mère ?

Ses pensées s’orientèrent vers Lueur Ephémère. Elle s’était sentie plus éloignée de sa sœur depuis que Perle de Nacre n’était plus. N’était-ce pas parce qu’elle avait cherché d’elle-même un peu de solitude, sans forcément s’en apercevoir ? Elle réprima un soupir, et emboîta le pas à la patrouille. C’est avec surprise, encore, qu’elle remarqua qu’Etoile de Neige était restée à son niveau ; avant de se rendre compte que c’était elle qui avait maintenu sa place en tête de file. Le constat fait, la guerrière sentit la honte et la gêne s’instiller dans son esprit. De quel droit se permettait-elle de se laisser emporter par ses préoccupations en oubliant les règles de bienséance ? Elle se laissa distancer d’un ou deux pas, accueillant volontiers le soulagement à respecter ce code.

La rivière serpentait mollement entre plusieurs bosquets, alimentant la terre qui s’était richement développée à ses pieds. S’il fût avéré qu’un détritus rendît étrange son goût, la sillonner afin de trouver la source de la pollution prendrait des heures. Sans réfléchir, la guerrière lança, ferme :

« Nous devrions nous séparer. Ainsi, nous aurons plus de chances pour résoudre le problème. »

Tout à coup, Nébuleuse Symphonie se sentit coupable. C’était à sa meneuse de décider. Elle préféra ajouter, moins sûre d’elle :

« Ce n’est que mon avis, bien sûr. »