Liberté problématique [Event 1-2]

Décidément, tout était parti en vrilles. Le bruit tonitruant avait assourdi les sons autour de moi et m’avait profondément marquée, au point que je voulais me réfugier sous terre. J’avais néanmoins suivi Étoile de Neige, poussée par la curiosité et le devoir envers le Clan. Qu’avions-nous à craindre de tout leur raffut ? Jamais je n’avais ressenti une telle angoisse, cette même angoisse qui n’en finissait plus de me nouer le ventre. J’avais grand-peine à garder contenance et mes pattes semblaient aussi lourdes que du plomb.

Et puis, il y avait eu les monstres. Par dizaines. Endormis ? Du moins, ils ne réagissaient pas. Mais leur présence malsaine occupait mes pensées et me donnait des frissons le long de ma colonne vertébrale. Comment étaient-ils parvenus jusqu’ici et pourquoi ?

J’avais ressenti un immense soulagement quand nous étions finalement retournées sur nos pas, une pierre au fond du ventre et des questions par centaines qui ne trouvaient pas de réponse.

Mais le pire nous attendait.

Démesurément hauts, les troncs d’acier s’élançaient vers le ciel comme s’ils voulussent le conquérir. Une œuvre des monstres ? C’était donc cela, leur attaque ? Prenant sur nous, nous avions essayé de les escalader en prenant appui sur les réseaux parfaitement droits de leurs branches immobiles et raides comme des pierres. C’est alors qu’elle nous avait traversée, de part en part : fulgurante, la décharge nous avait contraintes à lâcher prise, et les ondes faisaient encore frissonner mon corps. Creuser ne résolut guère mieux le problème. Étoile de Neige, imperturbable, me redonna du courage en s’exclamant :

- Nous devons rentrer au camp le plus vite possible.  Il y a forcément un moyen... Suivons là. On va obligatoirement tomber sur un passage pour retourner sur le territoire !

J’étais de son avis, et je ne voyais pas d’autres moyens pour contourner cet obstacle. Ma réflexion s’était momentanément bloquée sous le contrecoup de la terreur, et je n’aspirais qu’à suivre ma guide.

Nous cheminâmes longtemps, mais la grille ne s’arrêtait pas. Elle était infinie, elle nous coupait de notre foyer et la nuit arriverait bien trop tôt.

Allons, réfléchis, il y a forcément un moyen ! Si les Bipèdes ont construit ce monstre, ils ont la clef pour passer, non ? Il doit bien y avoir une ouverture quelque part !

Mais les mots se coinçaient dans ma gorge et mon espoir diminuait. J’avais les pattes engourdies par notre longue marche, la tête remplie de plomb et le cœur figé.

« Il faut voir jusqu’où cette chose s’étend », parvins-je enfin à prononcer après plusieurs tentatives bégayantes.

Étoile de Neige semblait sortir d’un profond abîme, ce que je comprenais : je n’en menais pas large.

- Pitié... Faites que le Clan du Tonnerre aille bien... Et ainsi que les autres clans...

Sa prière me toucha et la force de ma pensée rejoignit ses mots. Elle perdit contenance et, de rage, griffa le sol comme si elle désignait la terre en responsable de nos mésaventures. Que faisait le Clan des Étoiles ? Comment avait-il pu nous laisser enclavées, si loin de chez nous ?

- Reposons nous. Nous aurons une longue marche demain matin.

J’acquiesçai à ses propos. Et, demain, nous nous lèverions aussi tôt que possible. Je grimaçai à cette pensée mais il le fallait si nous voulions rejoindre les nôtres. De toute manière, à l’heure actuelle, je ne pouvais guère marcher plus de dix pas sans chanceler tant l’angoisse me tenaillait. Harassée, je suivis la meneuse qui semblait avoir trouvé un coin où dormir. Elle grimpa sur un cylindre gris, d’où s’échappait une pestilence telle que je reculai. Curieuse invention de Bipède…

Étoile de Neige redescendit bien vite et s’engagea dans un jardin, sous un buisson dense dont les rameaux des branches s’échappaient anarchiquement du tronc principal, comme les lits d’une rivière détournée. Je me sentais en sécurité, certes, mais une sécurité illusoire ; l’odeur des Bipèdes imprégnait l’atmosphère et il n’y avait ici plus rien de familier, outre la chef de mon Clan, qui m’empêchait sans doute de céder à la panique. Je l’observai s’installer, me demandant ce qu’elle pouvait ressentir en cet instant. Je m’étirai pour soulager mes muscles endoloris et l’imitai. Je ruminai un certain temps avant de sombrer dans un sommeil de plomb, perturbé par des visions cauchemardesques qui me firent transpirer : les Bipèdes entrant dans le camp, semant la discorde et détruisant tout sur leur passage avec l’aide des monstres qui vrombissaient de plaisir dans ce chaos infernal.

Au réveil, je mis un temps avant de comprendre où j’étais et de m’habituer aux nouveaux remugles qui nous entouraient. Rien n’avait changé de notre situation de la veille, et nous devions continuer coûte que coûte, dépasser la fatigue qui nous accablait et la peur. J’attendis que la meneuse fût prête avant de lui emboîter le pas, secouant la tête pour éclaircir ma vision.

Nous passâmes la matinée à longer la frontière du Clan de l’Ombre ; en vain. Le cœur serré, je me rendis compte qu’il n’existait aucune issue de ce côté-ci, et plus le temps passait, plus nos chances de passer de l’autre côté diminuaient. Le Clan de la Rivière, alors ? Un espoir insensé semblait nous guider. Nous accordâmes peu de temps au repas, déterminées à poursuivre notre quête. La journée fut longue et languissante. Le soleil commençait à descendre dans le ciel et, alors que nous nous désaltèrerions dans la rivière, j’écarquillai les yeux.

« La… la rivière ! Elle va… elle mène dans les terres ! Et si… »

Je ne pus terminer ma phrase. Possible ? Impensable ? Suicidaire ? Et pourtant… avions-nous d’autres options ? Si nous attendions une patrouille ? J’attendis le verdict d’Étoile de Neige, l’estomac noué mais l’esprit traversé d’un violent espoir.